Neuf histoires de bières, de vins et de spiritueux...
1 - PRISE DE BIERE
Un verre de bière m'attend.
En portant à mes lèvres l'ampoule brune, il me semble descendre dans un fût au bois séculaire. Les vapeurs délicieusement rances imprègneront bientôt mon cerveau...
Tandis que les bulles amères et sucrées se dissolvent dans ma gorge, l'onde qui imbibe mes voies nobles s'évapore mollement dans mon âme. A la dixième gorgée, des astres se présentent à moi avec des politesses d'un autre siècle. Je les vois, ils me tournent autour en me faisant des signes empreints de majesté. Leur danse hypnotique m'entraîne vers des hauteurs soudaines : mes pas deviennent des sauts et je vole.
Mes ailes débordent de mon verre et je me noie dans l'air. Et je ris d'un rien. Et je me fous de tout.
Alors que la bière coule en moi, je monte aux étoiles, m'en prends aux dieux romains, grecs, latins, enfin je veux parler de ces drôles de rois qui gouvernent les buveurs, et je descends des escaliers galactiques, me prends les pieds dans un tapis de brume, tombe dans un tas de chimères.
Je me relève, perds l'équilibre, retombe dans mes nues, la semelle pénétrée de joie, le coeur humecté d'éther. Le houblon parfume mon ciel. Sa voûte ouatée est ambrée, chaude, généreuse. Je ne monte plus, je flotte.
Le temps de trois autres gorgées.
Puis lentement je glisse, je succombe, je sombre, je m'endors, je rêve.
Non, je ne rêve pas. Je suis ailleurs. On me parle, je balbutie. En fait je ne sais plus.
Je dois être en train de picorer des constellations, de faire sonner quelque clocher ou de courir je ne sais quel gibier fabuleux. Bref, je suis saoul, je suis plein, je suis rond.
Fier d'être mort... Non, mort de bière. Enfin je veux dire livré de bière, rire de mort. Ou à peu près cela... Quelque chose comme ivre de mort, fier de vivre.
Ou peut-être mis en bière.
2 - L'EFFET BIERE
La sève féconde me caresse le gosier, embrase mon âme, met de l'artifice dans mon coeur qui se noie, se noie...
De mous éclairs d'ivresse traversent ma conscience. La bière est un fluide cosmique, la pisse des étoiles, le sel de l'esprit, l'eau des dieux.
Je nage en plein bonheur, buvant à lentes gorgées le vin jaune de l'orge. Le soleil qui me coule dans la gorge, c'est l'or de l'esthète, le chant de la muse : le breuvage doré me confère de la plume et me donne des ailes.
Sous l'onction olympienne - flamme liquide qui m'imprègne et me chauffe - je m'élève en délectable direction, volant vers des champs de mots pleins de rimes sages et de prose folle.
Ici l'herbe devient verve. Là, le verbe est vin et le vers est bleu.
Et le verre, jaune. Toujours.
Quant au rêve, il est de mise.
La bière, ce miel qui pique, cette lumière qui se boit, cette idée divine dont on a fait une essence est une encre céleste avec laquelle j'écris ces mots.
Buvez-les vous aussi, mes mots. Ils vous donneront des pensées légères et des vues profondes.
3 - SAINTE BIERE
Dans les bars j'aime de temps en temps aller faire pénitence, abstinence, et aussi renouveler mes voeux de chasteté.
La bière blonde est mon onction favorite.
Le breuvage doré me fait pousser des ailes blanches. Quand je bois et que je suis noir, j'ai des anges qui me pissent dans la tête. Dès que je me noie le gosier dans l'urée d'étoiles, je deviens capitaine du zinc. Alors je mets la barre à l'envers et voue le bar à l'enfer. Enfin je veux dire je fous le bar à l'envers et mets la barre aux fers, ou plutôt je mets le feu au verre et vouvoie tout le bar... Enfin je ne sais plus, mais ce qui est sûr c'est que je trinque aux bienheureux terriens qui ont atterris avec moi sur la planète BIERE.
Dans ce monde parfait plein d'écume exhalant le houblon, on balbutie en choeur, on prend le serveur à parti pour des histoires de mirages, on chante faux mais avec sincérité, on radote le plus sérieusement du monde sur la politique, les femmes, les hirondelles et les bulldozers.
Sainte bière, reine des flots sous pression, coulez pour nous qui n'avons que les dimanches pour vous rendre grâces, ayez pitié des assoiffés qui bavent d'envie en nous lorgnant aux terrasses des bars sans oser jamais en franchir le seuil. Mais soyez impitoyable envers les pauvres gens hydrophiles qui passent, indifférents à nos nuages sacrés ! Refusez-leur vos bienfaits. Votre or liquide les rendrait mauvais. Qu'ils meurent sans jamais recevoir une once de votre feu exquis dans la gorge ! Leur bière à eux, celle de leur dernière heure, elle sera faite de quatre planches. Notre salut à nous est au fond des chopes, nous le savons. Eux l'ignorent. Qui viendra faire tinter les verres devant leur tombe triste où l'eau ruissellera sans bulle, sans mousse, sans nulle amertume ?
Nous les pisseurs heureux, nous voyons jaillir des astres dans le regard des chiens, nous conversons en olympiennes compagnies, nous prenons les quincailliers pour des enfants de rois et les caissières du coin pour des bohémiennes. Avec un verre de plus, certains d'entre nous accèdent même au panthéon des bégayeurs et "hoqueteurs". Ils ont parfois des traits de génie.
Ils chantent toujours aussi faux mais de leurs verres à pied de temps à autre sortent des vers en douze pieds, des rossignols de mots, des bulles de savant, des arcs-en-ciel éthyliques et de rondes étincelles qui dans leurs songes pleins de vertiges iront enrichir des constellations imaginaires.
4 - DE LIERRE ET DE BIERE
A l'ombre d'un mur tapissé de lierre m'apparut la Nostalgie.
En plein été, à l'heure exquise du thé je vis en pleine lumière mes chimères : une femme aux allures de fantôme, un châtelain hautain, un spectre aimable, une condamnée pieuse, un pendu dépendu, un damné lyrique, un ménestrel distingué, un paysan bossu.
Et des yeux pareils à des pieuvres.
Je voguais sur des ondes diffuses, et mon bateau de paille m'emportait jusqu'à vous. D'un crachat je vous saluai. La Camarde vous ressemblait. Sourire de circonstance et mine hautaine...
Je vous quittai bientôt, retrouvant avec délectation l'ombre bienfaisante du mur chargé de lierre.
5 - UNE BIERE BLONDE
C'était un dimanche monotone. Dans la basilique la messe venait de finir. Le ciel était gris, les cloches sonnaient à toute volée pendant que les fidèles s'éparpillaient.
Imbécilement, les hommes ne disaient rien. Pieusement, les femmes se taisaient. Les passants étaient muets et les cloches redoublaient de fureur. Le rond-point plongé dans la torpeur n'était traversé que par quelque silhouette insignifiante. Le monument aux morts s'ennuyait à mourir sur la place désertée. Dans la rue les yeux étaient vides, dans les bars les verres étaient pleins.
Bref, les hommes passaient humblement le temps dans cette petite ville de province sans histoire. Avec ce regard méditatif et mélancolique propre aux âmes rêveuses, je m'attardais sur les choses les plus banales et les êtres les plus modestes qui entraient en scène sous mes yeux. Ce spectacle morne et dérisoire m'inspirait une nostalgie sans objet. Mon spleen était un délice, je le savourais en esthète.
Je voyais tout cela à travers la vitre du bar qui donnait sur la basilique. Plus précisément, je voyais tout cela à travers les vapeurs de la bière qui me montaient à la tête et qui me rendaient encore plus contemplatif qu'à l'accoutumée... Et le monde soudain dansait au-dessus de ma tête, et des fantômes joyeux tournaient autour de moi dans le fracas agréable des cloches... A mes pieds traînaient quelques vieux mégots écrasés. Tandis que dehors le concert d'airain berçait mon ivresse, à travers la vitre du bar je levai les yeux vers le sommet de la basilique où trônait la statue de la Vierge recouverte d'or.
Les vapeurs de la bière continuaient à m'enivrer progressivement. L'éther montant en moi, je vis les premiers sourires apparaître sur les visages. Les assoiffés accoudés au bar, tous marqués à divers degrés par des moeurs éthyliques héréditaires, étaient devenus mes frères de perdition. Je détournai cependant assez vite le regard de cette assemblée de nez pourpres et de casquettes épaisses.
A présent le son des cloches de la basilique s'espaçait tout en diminuant graduellement d'intensité. Bientôt un silence mortel régna dans la rue ainsi que dans le bar. En effet, les buveurs n'ayant brusquement plus rien à se dire, ils se turent stupidement. Mais leur silence me parut plein de discernement, de pénétration, de profondeur. Je levai une fois encore les yeux vers la statue mariale et en ressentis un délicieux vertige. Le démon de la bière m'emportait toujours plus haut sur ses ailes ambrées... Je n'étais plus seul. En moi un feu du diable brûlait, j'étais aux anges.
Tout autour de moi était devenu statique. Il ne se passait rien dans le bar, rien dans la rue, rien dans les têtes ni dans les coeurs. C'était la province un dimanche, ça respirait l'ennui, le petit blanc sec et la léthargie, et les gens n'avaient rien à faire. Tout n'était que mollesse et temps qui passe, monotonie et repli sur soi. Mais dans ma tête se concertaient avec finesse et éclat Bacchus et la Vierge dorée : un instant de grâce dans un monde de parfaits abrutis.
La ville était morte et s'appelait Albert.
6 - UN VERRE
Dès la première gorgée, il avait senti sa caresse glacée dans la gorge. La bière qu'il était en train de déguster, c'était aussi le pressentiment de sa mort imminente.
Ce verre d'aspect si anodin était pour lui l'annonce intime d'un événement capital, la voie mystérieuse qu'avait prise le Ciel pour l'avertir. Il devait se préparer à la mort, le temps d'une dernière ivresse. Le processus était enclenché, irréversible. Il buvait à petites gorgées ses derniers instants, savourant la délicieuse amertume sous son palais.
Il se voyait quitter ce monde sur les ailes de Bacchus, sans effroi ni peine, bercé par les chaudes, molles vapeurs... Ce départ indolent semblait lui avoir été accordé comme une grâce.
A mi-chemin de ses brumes, il devint solennel, leva son verre à l'ange de la Mort et fit ses adieux au barman. Les clients du bar ne lui prêtèrent guère attention. Propos d'ivrogne... Quelques gorgées plus tard, il chanta bruyamment, puis psalmodia lentement quelque cantique d'éthylique.
A la dernière gorgée, dans un geste dérisoire et sublime il fracassa son verre contre le miroir d'en face avant de s'écrouler parmi les bris de verre, yeux ouverts, lèvres décloses, coeur arrêté.
7 - JOIE D'ËTRE IVRE
Je porte à mes lèvres la coupe profane qui me délivrera de la pesanteur des jours quotidiens. La bière est fraîche, mon coeur est léger. Dans ma gorge flue sans modération le breuvage doré. Que coule à flot la pisse des dieux !
L'éther qui me monte à la tête est comme un guide qui me montre un chemin tortueux, trouble, plein d'éclat, où je vais me perdre avec délices.
J'entre dans les hauteurs enchanteresses des âmes abreuvées d'absinthe. Je perds le sens de l'équilibre : un vertige joyeux me sert de béquille. Encore un verre, et je serai l'égal de mes juges, l'égal du peuple de l'Olympe, l'égal des princes de la Terre.
Encore un verre, et je serai par terre, à deux doigts de la tombe, plus près de la Lune, à peu près à l'endroit, droit comme un cygne. J'ai vidé mes verres, je suis plein comme un tonneau. Je n'ai plus d'heure, plus de soucis, plus rien à dire, à part chanter aux étoiles.
Alors je chante, chante, chante aux étoiles...
8 - LE BUVEUR
A mesure que sa panse se remplissait, sa tête se vidait. Le gosier en perpétuelle détresse, l'ivrogne ne trouvait de salut que dans la Bénédictine. Après deux verres il parlait de plus en plus de ses chaussettes et de moins en moins de ses soucis, chantant même à la gloire de ses semelles percées.
Au bout de quatre verres, l'heureux homme voyait déjà des écus scintiller au fond d'une marmite imaginaire, éclats fabuleux avec lesquels il avait l'intention de payer le tavernier...
Il voulait pisser dans sa bouteille à demi entamée, persuadé de la réapprovisionner grâce à cette manoeuvre hautement alchimique ! De bonnes âmes étaient toujours là pour l'assurer que de sa vessie nulle humeur divine ne s'écoulerait.
Ca fait longtemps que je connais le "bénédictineux". Un peu fou, un peu lucide, pas très futé, il erre en titubant à travers les jours qui passent, chancelle de Bénédictine en Bénédictine, traînant on ne sait quel douloureux secret au coeur.
Il est parfois malheureux, souvent seul, toujours méprisé. Pour le buveur de Bénédictine j'ai de l'amitié. Dans sa misère vous ne voyez chez lui que haillons et indignité.
Au fond de son verre lui boit des étoiles.
9 - BUVONS
Buvons, buvons car le vin est le suc des étoiles et l'ivresse est belle !
Buvons à gorge déployée, la mort ne devancera pas pour autant son heure. Un verre de plus, un verre de moins, elle viendra à point : attendons-la avec des bulles dans la tête. Buvons sans remords, Bacchus saura trouver les mots pour faire légers les pas de la Faucheuse.
Buvons, le sang de la vigne fait chanter les âmes. Buvons ! Le jus du raisin trouble les idées, éclaircit les coeurs. Buvons, le son du glas résonne moins grave lorsque teintent les verres : l'airain est durable mais sinistre, le cristal fragile mais joyeux.
Celui qui boit ne peut être un méchant homme. Qui s'humecte le gosier abreuve l'amour. Qui arrose son palais met le feu à son âme.
Mortel, la coupe devient sacrée dés lors que tu la portes à tes lèvres : le vin est l'eau des anges, le miel du Diable, l'onction de Dieu, le lait de l'âme.
Buveur, si la bouteille parfois est âpre, l'étincelle est divine. Même lorsque le vin pique ta gorge, il caresse tes espoirs les plus doux. Chéris ce poison qui te rend la vie belle ! La Camarde jette une ombre mélancolique sur tes jours comptés, alors que la vigne répand sa lumière sur ton front amnésique.
Textes de Raphaël Zacharie de Izarra